Appelez-le Marco, c’était son prénom francisé. En Turquie, il était Mordo, puis Marko à Marseille. Arrivé en France sur les traces de son frère Victor, l’oncle d’Isidore s’y est marié, y a travaillé, a eu cinq enfants. Habitant du 11ème arrondissement de Paris, Marco a été arrêté lors de la deuxième rafle de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, en août 1941, puis libéré par un incroyable retournement de situation. Il a été déporté par le dernier convoi, l’amenant à la mort.
Un mariage, cinq enfants et une vie dans le quartier Popincourt
La date d’arrivée de Marco en France est une énigme, pour l’instant. La première date nous ramène en Empire ottoman, à Constantinople en 1901, où il est né le 13 décembre, il y a 120 ans. La deuxième nous téléporte à Paris, dans la salle des mariages de la mairie du 11ème arrondissement, où Marco a épousé Louise Cohen, une compatriote. Le mariage entre ces deux ottomans a été célébré le 24 mars 1923. Sur une photo non datée où le couple apparaît jeune, Marco est longiligne en costume, moustache sous le nez et canne à la main.

Rapidement, le couple a fondé une famille, qui va s’élargir jusqu’en 1937 : Victor naît en 1925, Nisso en 1931, Henri en 1933, Mathilde en 1935 et Suzanne en 1935. Avec leurs cinq enfants, Marco et Louise habitent au 4 de l’impasse Popincourt, à l’adresse qu’avait occupé Victor, le frère aîné de Marco. Avec Rachel, Isidore et Léon, Victor a déménagé à 300 mètres de sa première adresse parisienne, au 8 de la rue Popincourt. Ce quartier du 11ème arrondissement était le cœur de la vie communautaire des juifs ottomans immigrés en France.
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Victor et Marco sont les enfants de Nissim et Mazalto, restés en Turquie. Trois de leur cinq enfants ont émigré : deux en France et un aux États-Unis.

Comme Victor, Marco vit chichement. Il est répertorié par son frère comme « marchand ambulant », quand Victor doit détailler la vie de sa fratrie aux agents de la préfecture de police l’interrogeant dans le cadre du dépôt de son dossier de naturalisation, en 1929. Les métiers des juifs ottomans du quartier sont tournés vers les arts manuels : chaisiers, tapissiers, ébénistes, polisseurs de glace, tailleurs et cafetiers.
On imagine ce quotidien modeste, dont la seule bribe est le souvenir de Monique, fille d’Isidore et petite-nièce de Marco, qui raconte avoir joué « avec des petits bouts de tissus », des chutes de tailles, chez son grand-père Victor. Si son appartement partagé avec Rachel et Léon servait aussi d’atelier de tailleur, le logement de Marco devait receler de tout ce qu’il vendait à travers son métier. Aucun document ne détaille ce quotidien, mais une photo qu’on peut estimer prise fin 1924 ou début 1925 montre une famille unie et Louise enceinte.

Pris dans la deuxième rafle, libéré par un « heureux » hasard
En juillet 1941, Marco n’a plus le droit d’avoir une entreprise, une radio, une bicyclette, un téléphone… Il ne peut plus entrer dans un jardin public ni sortir entre 20 heures et 6 heures : il subit les mesures anti-juives de Vichy, renforcées par celles des Allemands qui contrôlent Paris depuis un an. En mai, la police française a procédé à la première rafle de la Seconde Guerre mondiale, celle dite du Billet Vert. Un nom hérité de la couleur du papier sur lequel était écrite la convocation pour « examen de situation » qui mènera à l’arrestation de 3 747 juifs.
La deuxième rafle aura lieu à partir du 20 août. Marco est arrêté par la police française. Comme 4 231 autres juifs étrangers arrêtés, il est conduit à Drancy. La ville de Seine-Saint-Denis abrite la « Cité de la Muette », un ensemble de bâtiments neufs qui ont été plébiscités dès leur arrivée par les autorités allemandes. Ce n’est pas encore la plaque tournante de la déportation des juifs de France : Auschwitz n’ouvrira qu’en septembre 1941 et la Solution finale ne sera entérinée qu’en 1942 à la Conférence de Wannsee. Marco arrive à Drancy le 21 août.
Marco ne découvre pas la brutalité des soldats nazis, mais les violences des gendarmes français qui gèrent le camp. Punitions, coups et humiliations sont le quotidien de ces premiers internés. L’objectif, à cette date, est de conserver un « stock » d’otages pour de futures représailles. La violence des geôliers tricolores est couplée à une sous-alimentation chronique, qui déclenche des maladies comme la violente et infâme dysenterie. Le détail de ce que Marco a subi est inconnu, à une exception extrêmement importante : il a eu un oedème.
Potentiellement grave, cette infection a donné à Marco son premier sauve-conduit. Début novembre 1941, le chef de la Gestapo de Paris, Theodor Dannecker, s’est absenté. Une aubaine pour les médecins de la préfecture de police présents à Drancy. En huit jours, ils vont signer 1 200 bons de sortie pour des internés malades. Marco fait partie de la première vague d’internés libérés : il sort de Drancy le 4 novembre avec 152 autres juifs.
L’UGIF, association juive créée par Vichy et planque pour Marco
De retour dans son 11ème arrondissement après trois mois d’internement, Marco a compris le danger de sa situation. Judaïté et nationalité étrangère ne font pas bon ménage dans la France occupée, et ce danger pèse aussi sur sa famille. À 41 ans, il finit par dégoter un travail d’homme de ménage à l’UGIF.
Ce sigle, celui de l’Union générale des israélites de France, peut avoir un double sens : celui de la collaboration comme celui de la Résistance. Et peut-être un peu de l’un, de l’autre et surtout beaucoup de débrouille hors de la caricature manichéenne. Créée en novembre 1941 par Vichy sur demande allemande pour réunir les juifs de France dans une seule entité, l’UGIF a pour objectif de les rendre « repérables », tout en mettant « fin au processus d’assimilation à la nation française », relève l’historien Michel Lafitte. Cette exclusion est la suite des Statuts des juifs, le premier privant Isidore de son travail aux Impôts, le second dénaturalisant ses parents. L’UGIF, née de la fusion contrainte des associations caritatives juives, est vite sollicitée par les exclus de Vichy. L’Union représente une fraction du légalisme présent chez les juifs de France. Lucien Lazare, juif résistant dans le même maquis qu’Isidore, le décrit ainsi :
« La mentalité juive était de respecter la loi pour s’en sortir. Certains ont fini par comprendre l’inverse, à désobéir pour survivre. »
Lucien Lazare
Il situe cette bascule aux premières grandes rafles de 1942. Lucien Lazare a résisté, Isidore aussi, mais Marco le pouvait-il avec cinq enfants à charge ? Son poste à l’UGIF lui a donné une opportunité d’échapper aux rafles. Il bénéficiait d’une « carte de légitimation » toujours conservée aux archives du Mémorial de la Shoah, sur laquelle était écrit ceci en français et en allemand : « Ne doit pas être inquiété en sa qualité de juif et sera tenu en dehors d’éventuelles mesures d’internement. Cette mesure s’étend à sa famille. » Une protection inespérée. Il s’en sert pour se rendre rue Lamarck, dans le 18ème arrondissement, où il fait le ménage dans un centre de l’UGIF faisant office de « vaste centre d’accueil des enfants juifs retirés des camps ». Certains ont été confiés par leurs parents, d’autres sont déjà orphelins sans encore le savoir.
Rafle d’enfants, arrestation devant un café et convoi 77
Ce centre, comme les cinq autres maisons d’enfants de l’UGIF, sera le théâtre d’une vague d’arrestations commandée par les nazis en juillet 1944. À cette date, les Alliés débarqués en Normandie sont encore coincés par le bocage normand, l’Italie est reconquise et les Russes progressent à toute vitesse à l’est. Paris est encore loin du front et l’obsession nazie pour la déportation des juifs demeure une priorité.
Le 6 juillet 1944, Marco est devant L’Istambul, « café israélite autorisé » au numéro 17 de la rue Popincourt, quand la police française débarque vers 18 heures. Trois ans après sa première arrestation, Marco est embarqué vers Drancy. Il y retrouve 250 enfants arrêtés dans les maisons de l’UGIF, dont celle où il travaillait. La rafle de ces enfants constitue, pour Serge Klarsfeld, la « tâche honteuse » qui a marqué « pour toujours l’UGIF », qui avait la possibilité de sauver ces enfants mais a refusé de les confier aux réseaux clandestins bien organisés. Cette « tâche » a conduit, pour Serge Klarsfeld, « à négliger l’apport de cette institution conçue par les Allemands pour faciliter la Solution finale et qui, indéniablement, a bien plus aidé les Juifs qu’elle ne les a desservis ». Dans les faits, l’UGIF a maquillé des réseaux de sauvetage d’enfants aux pires heures de la guerre, tout en essayant de rester dans la légalité en contestant officiellement certaines décisions jusque devant le Conseil d’État.
Après trois semaines à Drancy, Marco embarque avec ces enfants dans le convoi 77. Ils sont 1 310 entassés dans les wagons : 324 enfants avec 986 hommes et femmes. Ils partent dans le dernier train pour Auschwitz. À la fin de la guerre, après la marche de la mort et la libération du 27 janvier 1945 par les Russes, il n’y aura que 250 survivants. À l’arrivée du train, 836 personnes ont été immédiatement envoyées aux chambres à gaz.
Louise, veuve à la recherche de son mari…
Paris est libéré le 25 août, moins d’un mois après le départ de cet ultime convoi. Louise sait que Marco a été arrêté, des témoins lui ont dit. Elle sait aussi qu’il a été déporté, on lui a dit au commissariat de police. Elle entame des recherches. Elle s’accroche, comme d’autres, à l’espoir de voir Marco franchir les portes de l’hôtel Lutetia, palace du 6ème arrondissement devenu centre d’accueil des déportés en 1945. Odette Rosenstock, survivante de Ravensbruck, a raconté sa vision en y arrivant en mai 1945 : « La vaste entrée de la résidence est obstruée par une masse de femmes qui brandissent des photos, hurlent des noms… »
Louise n’a aucune nouvelle. En 1947, un document atteste que Marco « n’a pas reparu depuis 1944 ». Certes, mais est-il mort ? En 1951, son acte de décès finit par être rempli. L’administration acte que Marco Adato est mort à Drancy le 31 juillet 1944. Mais en 1955, un document de la Croix-Rouge ne note « aucune preuve de décès ». Naturalisée française en 1948, la femme de Marco organise ses recherches depuis son logement du 20ème arrondissement. Elle embauche un avocat et poursuit ses démarches, ayant désormais la certitude d’être veuve, mère de cinq orphelins ayant échappé à la déportation. Ils vivront vieux, tous, dont un en Israël.
… et de la date de sa mort avec la règle des cinq jours
Une certitude manque pour établir la vérité sur la mort de Marco. L’acte de décès note « Drancy » comme lieu de mort, et le 31 juillet 1944 comme date de décès. Mais Marco a pris le train, c’est prouvé. Il ne peut donc pas avoir été déclaré mort dans le camp de Drancy, puisqu’il a pris la route d’Auschwitz.
Pour davantage coller à la réalité, l’administration française a pensé à tout. Une fois en Pologne, les Allemands ne tenaient pas de registres des assassinés. Il y avait donc, pour l’état civil et le ministère des Anciens combattants, deux types de déportés : les survivants revenus, et ceux n’ayant pas reparu, considérés morts. Pour simplifier la mise à jour des états civils dans une France exsangue, une règle a été établie. La règle des cinq jours.
Le voyage entre Drancy et Auschwitz durait environ cinq jours. Comme certaines catégories de déportés étaient gazées dès leur arrivée, cette durée a été retenue : ajoutez cinq jours à la date de départ, vous aurez la date de mort. « C’est la règle suivie par mes services quand ils sont saisis d’une demande de régularisation de l’état civil d’un israélite », explique un employé du ministère. Pour Marco, « il conviendrait de fixer la dater du décès au 5 août 1944 », écrit-il. Cette date est officiellement entérinée en 1989 par le ministère des Anciens combattants. Marco Adato est donc mort le 5 août 1944 à Auschwitz.
Pour raconter Marco, il a fallu une rencontre importante
Mais la date du décès de Marco restera floue. Comme celle de Victor, Rachel et Léon. Ces quatre membres de la famille d’Isidore sont certainement morts dès leur arrivée, c’est la situation la plus probable, mais ce n’est pas une certitude. Isidore aussi se posait la question, et se demandait si son père avait été gazé.

Ce flou ne sera jamais clarifié, ainsi va l’histoire. Une histoire racontée ici grâce au dossier de déporté de Marco, que je n’ai pas encore pu consulter aux archives du Service historique de la Défense à Caen. Si j’ai pu l’étudier, c’est grâce à un magnifique hasard. Pour organiser mes recherches, j’ai construit mon arbre généalogique sur un site permettant aussi de faire des recherches. Quelle émotion quand j’ai retrouvé Marco dans un autre arbre !
Cet arbre a été réalisé par des élèves du lycée Voltaire, établissement du 11ème arrondissement. Ces élèves, à l’initiative de leur professeure d’histoire-géographie Marianne Cabaret, ont entrepris de retracer le parcours de juifs de l’arrondissement pour écrire leurs biographies. Document après document, ils ont fourni un véritable travail d’enquête pour poser les jalons du parcours de Marco. Un atout formidable pour mon travail personnel, et une grande satisfaction de pouvoir l’enrichir grâce au passage de mémoire de l’école républicaine.
La biographie de ces élèves sera incluse au projet Convoi 77. Un travail européen ayant pour objectif de raconter la vie des 1 310 déportés de cet ultime convoi. 272 biographies ont déjà été publiées sur le site dédié, soit 20 % des déportés de ce convoi. Des élèves de 19 pays européens y travaillent.
Cette rencontre, qui m’a aussi aiguillé sur l’histoire judéo-espagnole du quartier Popincourt que j’ai racontée dans une vidéo, est un exemple illustrant parfaitement la bienveillance que j’ai découverte en me plongeant dans ce travail en janvier 2021. Depuis, de services d’archives en échanges sur les réseaux sociaux d’Isidore, j’ai découvert une bulle fabuleuse d’entraide. Ça va continuer, cette bulle va s’agrandir.
Contre la haine.
VIDÉO. Découvrez le 11ème arrondissement de Victor, Rachel, Léon, Isidore, Marco et Louise :
Une réflexion sur “PORTRAIT. Marco, oncle d’Isidore interné, libéré et déporté par le dernier convoi pour Auschwitz”