VIDÉO. « Les Camarades » : sur les traces insolites d’un chant du maquis d’Isidore

On a tous un camarade. Mais peut-on en avoir dix, cent, mille ou dix mille ? Assurément, si l’on s’en tient au chant soigneusement écrit dans un carnet qu’Isidore tenait au maquis de Vabre. Les Camarades est un chant insolite : il n’existait nulle part, avant que je n’en trouve son unique trace sur un recueil particulier.

Patates et allocs

« L’Idéal », c’est la marque du petit carnet bleu dont Isidore s’est servi en août et septembre 1944 à Vabre. Ce carnet est une pépite, dans la douzaine de documents manuscrits d’Isidore qui datent de la guerre et qui sont arrivés jusqu’à moi. Quand je l’ai retrouvé dans un album photo de mes parents, je me suis insurgé auprès de ma mère de ne pas l’avoir eu plus tôt. Elle m’a rétorqué : « Il n’y a rien d’intéressant, à part des kilos de patates ! »

Elle a plutôt raison : l’essentiel du carnet enquille les pages de colonnes, notant les fameux kilos et litres de patates, vin et autres denrées avec les quantités distribuées par jour. Intéressant sur le quotidien du maquis, mais pas vraiment foufou. On peut s’intéresser aux « allocations familiales » inscrites sur une page, versées en septembre 1944. Leur mention indique que les résistants ont obtenu des fonds pour se dédommager. Bref, tout ça nous confirme qu’à l’été 1944, le sous-officier Isidore Adato était intendant trésorier de sa compagnie, chargé de la bonne administration des billets parachutés par les avions alliés sur les montagnes du Tarn.

Détails de la distribution de vivres du 19 septembre 1944. Les maquisards avaient déjà libéré le Tarn. © Simon Louvet

Trois chansons dans le carnet d’Isidore

Mais, car il y a un mais pour justifier l’écriture de cet article. Les trois premières pages sont bien plus fortes, parce qu’elles nous en disent davantage sur les moments de communion qu’ont vécu les maquisards de Vabre. Sur la troisième, Le Chant des Déportés voit ses paroles être retranscrites par Isidore. Ce chant a été écrit en 1933 par trois prisonniers communistes d’un camp de concentration nazi. Écrit en camp, chanté au maquis. Émotions.

J’ai moins de frissons à la lecture de la deuxième page, crayonnée, peu lisible et… en allemand ! La construction montre qu’il s’agit aussi d’un chant. Le maquis juif de Vabre comptait foule d’Alsaciens juifs, cela peut expliquer cette « anomalie ». Je n’ai pas encore retranscrit la page, que je mets en copie en fin de cet article.

Je n’ai pas pris ce temps parce que je me suis concentré sur la première page et son chant à la fois familier et inconnu : Les Camarades. Je connais bien le camarade de Jean Ferrat, c’est un joli nom. Mais au pluriel ? Je lance les recherches. D’abord le titre. Puis le texte. Chaque strophe, vers, expression. Rien. Je lance un appel à l’aide sur Twitter, déjà pour décrypter certains mots mal lus. On m’aide, et je remercie celles et ceux qui ont pris de leur temps pour m’aider, ils m’ont fait avancer. Mais rien pour percer le mystère du chant !

Couverture, première page avec le chant et zoom sur le premier couplet du chant. © Simon Louvet

La connexion des mouvements de jeunesse

La lumière est venue du seul indice que j’ai trouvé en ligne. D’hyperliens en mots clefs, j’ai atterri sur une page intitulée Liste des titres des cinq cent chants les plus chantés par les ajistes entre 1936 et 1950. Et là, à la tranquille 91ème place : Camarades (Les). Quitte à n’avoir qu’une piste, autant la suivre. Je me renseigne sur les Ajistes : ce sont les pionniers des Auberges de jeunesse, à l’origine véritable mouvement de jeunesse. Ma page indice est rattachée au site des Amis et anciens des auberges de jeunesse, animé par Daniel Bret.

Il fait vivre la mémoire de l’ajisme sur ce site et dans la revue Regards sur l’ajisme hier et aujourd’hui, et nous en discutons par téléphone. Les paroles que je lui ai envoyées ? Ce sont bien celles du chant conservé par les ajistes. Mieux : une partie a été enregistrée sous l’impulsion de Georges Douart, autre ajiste. Accompagné de « ses amis nantais », il a mis en voix l’air des chants. Daniel Bret me transmet l’enregistrement, limité au premier couplet et au refrain : « Levés avant l’aube grise / Gaiement nous partons au champ / Respirant sous la fraîche brise / La joie du soleil levant / Nous sommes dix camarades / Qui marchons d’un pas vainqueur. »

Mais comment des jeunes en auberges de jeunesse et des maquisards pouvaient-ils chanter la même chose ? Daniel Bret esquisse une réponse : « Ce sont surtout des chants de lutte et de paix, des chants repris par des mouvements de jeunes et dans les chantiers de travail. » Ça se tient : le maquis juif de Vabre était structuré par Robert Gamzon, fondateur des Éclaireurs israélites de France, premier mouvement de scout juif français. Isidore était un « ÉI », comme l’essentiel des maquisards juifs de sa compagnie. Compagnie née à partir de décembre 1943, quand des jeunes ont fui les chantiers ruraux de Lautrec et Moissac par peur d’arrestations.

La connexion s’explique davantage quand Daniel Bret m’explique qu’il y avait « un fort contingent de personnes juives chez les ajistes », et que « beaucoup d’auberges ont servi de refuge, même temporaires, aux persécutés ». Reste à savoir si le chant est arrivé au maquis par un ÉI engagé chez les ajistes, ou s’il a été transmis par un maquisard à des ajistes, « au vent des grandes balades, coude à coude et cœur à cœur ». Et surtout, qui a écrit et quand ce chant pour « ces gens qui n’ont pas le cafard », qui sont « des humains pas des traînards ».

VIDÉO. Écoutez Les Camarades par Georges Douart et ses amis nantais :
Les photos sont issues 1) de la collection d’Isidore 2) du Mémorial de la Shoah 3) de l‘Amicale des Maquis de Vabre. Merci à Daniel Bret pour son aide et l’autorisation d’utilisation de l’audio transmis.

Paroles complètes du chant Les Camarades :

Levés avant l’aube grise
Gaiement nous partons aux champs
Respirant dans la fraîche brise
La joie du soleil levant

Refrain, dix camarades
Nous sommes dix camarades
Qui marchons d’un pas vainqueur
Au vent des grandes balades
Coude à coude et cœur à cœur
Et cœur à cœur
Au vent des grandes balades
Coude à coude et cœur à cœur

Passants, sachez que nous sommes
Des gens qui n’ont pas le cafard
Nous voulons devenir des hommes
Des humains et non des traînards

Refrain, cent camarades

Et même si l’orage gronde
Amis nous mettrons la main
Avec tous les copains du monde
À tous les labeurs humains

Refrain, mille camarades

Aucun ne stoppe ni ne flanche
L’avenir est bâti pour nous
En avant sur les routes blanches
Marchons et tenons le coup

Refrain, dix mille camarades

Afin que dans nos campagnes
Les jours heureux à jamais
Les jeunes gens, avec leur compagne
Moissonnent la grande paix

Les hommes tous camarades
Marcheront d’un pas vainqueur
Au vent des grandes balades
Coude à coude et cœur à cœur
Et cœur à cœur
Au vent des grandes balades
Coude à coude et cœur à cœur !

Chant inscrit en allemand sur la deuxième page du carnet d’Isidore :

Deuxième page du carnet, en allemand et difficilement lisible. (©Simon Louvet)

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