Olivier Lalieu, historien de la Shoah : « Les Juifs se sont engagés en nombre contre le IIIe Reich et les régimes collaborationnistes »

Le livre Isidore et Simone, Juifs en Résistance est un récit dessiné, mais pas seulement. Dans le livre à paraître le 6 octobre 2023, vous trouverez également un cahier scientifique en fin d’ouvrage, avec la participation d’Olivier Lalieu, historien au Mémorial de la Shoah et spécialiste du sujet. Rencontré à Auschwitz en 2018, il a été le déclencheur de ce travail mémoriel. L’objectif de cet entretien est d’approfondir les sujets abordés dans chaque chapitre, afin de renforcer l’ambition pédagogique du livre. Ci-dessous, vous trouverez des extraits, la version complète est dans le livre.

Les parents d’Isidore, Victor et Rachel, sont arrivés en France en 1910. Ils n’ont été naturalisés qu’en 1936. Leur fréquentation de voisins “israélites” est soulignée par la police. La confession était-elle un enjeu singulier pour les autorités avant la guerre ?

Olivier Lalieu : Au sein de la République française, la confession n’est pas en soi un facteur de surveillance, de discrimination et de stigmatisation. À partir de 1791, les Juifs de France deviennent des citoyens. La liberté de culte est garantie.

Des personnalités émergent, au sein de classe politique comme Léon Blum ou Jean Zay, du monde culturel ou des médias, même s’ils demeurent une élite minoritaire, alors que les Juifs de France se retrouvent tout le long de l’échelle sociale, au sein de la petite et grande bourgeoisie comme de la classe ouvrière. Il existe également une grande diversité dans le rapport à la judéité. Certains ont une stricte observance religieuse, d’autres des rapports beaucoup plus distants, voire aucune pratique religieuse, entretenant un lien culturel avec le judaïsme, une forme d’héritage plus ou moins lointain du fait de l’assimilation républicaine.

L’origine étrangère et l’engagement politique en revanche peuvent susciter davantage de prévention. L’antisémitisme n’en imprègne pas moins profondément la société française, comme en témoigne l’intensité des débats autour de la prétendue trahison du capitaine Dreyfus au cap du XIXe et du XXe siècle. Au cours des années trente, la xénophobie et l’antisémitisme se renforcent au sein de la population dans un contexte marqué par la montée des totalitarismes en Europe, même s’ils sont officiellement combattus par les autorités en France.

Le premier Statut des juifs, adopté le 3 octobre 1940 par le régime de Vichy, exclut les Juifs de nombreuses professions et restreint leurs droits. Isidore est exclu de la fonction publique. Cette législation antisémite n’émane pas des autorités allemandes. Comment cette décision politique a-t-elle été prise ?

OL : Il est révélateur que parmi les premières mesures d’ampleur prises par l’État français figure le statut des Juifs, emblématique d’une législation antisémite qui n’aura de cesse de se renforcer au fil des mois et des années. Le nouveau régime entend mener une « révolution nationale », rejetant les valeurs républicaines et l’héritage des « Lumières ». C’est un régime autoritaire, xénophobe et antisémite, qui va exclure et pourchasser les Juifs, les étrangers, les communistes et les francs-maçons. C’est aussi un régime qui s’engage dans la voie de la collaboration avec le IIIe Reich. La rencontre du 24 octobre 1940 et la poignée de main entre Adolf Hitler et Philippe Pétain à Montoire-sur-le-Loir en est emblématique. Sans concertation, les autorités allemandes et françaises adoptent des mesures antisémites qui visent à discriminer, à exclure et qui servent de base à la persécution. Elles se complètent et s’additionnent en zone nord. La puissance occupante promulgue une première ordonnance en zone nord le 27 septembre 1940 imposant notamment le recensement des Juifs et le marquage de leur commerce. (réponse complète dans le livre)

La lettre pastorale de Mgr Saliège sur la personne humaine est un rare exemple de prise de position publique contre les persécutions antisémites. Comment expliquer que ce discours d’opposition à la Shoah soit si exceptionnel dans la hiérarchie catholique ?

OL : La décision fin août 1942 de Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, de faire lire en chaire un message dénonçant le traitement des Juifs par les autorités allemandes et françaises est en effet un acte rare, mais pas unique. Le prélat réagit à plusieurs événements survenus les dernières semaines. D’abord, il y a les échos de la rafle du Vel d’Hiv, les 16 et 17 juillet à Paris et région parisienne, la plus grande rafle de toute la guerre. Il y aussi les regroupements d’internés qui s’opèrent en zone sud dans le cadre des accords Oberg-Bousquet et les préparatifs d’une rafle à venir le 26 août en zone sud, aboutissant à livraison de 10 000 Juifs par le régime installé à Vichy, depuis un territoire où pas un seul soldat allemand n’est présent. L’acte de Mgr Saliège revêt une grande importance par la personnalité et le rayonnement de son auteur, mais il n’est pas le seul ainsi à réagir. Par exemple, Mgr Théas, évêque de Montauban, et Mgr Delay, évêque de Marseille, protestent également, tout comme Mgr Gerlier, Primat des Gaules, archevêque de Lyon qui couvre les agissements de l’Amitié chrétienne cachant une centaine d’enfants juifs internés au camp de Vénissieux lors de la rafle du 26 août. (réponse complète dans le livre)

La Compagnie Marc Haguenau fait figure d’exception dans la Résistance juive, par son organisation en compagnie quasi exclusivement juive dans un ensemble sans religion revendiquée. Quelles sont les formes de la Résistance juive et de la Résistance des Juifs ?

OL : La Résistance est toujours plurielle, par ses motivations et ses engagements, riche des personnalités multiples qui l’animent à tous les échelons. La participation des Juifs dans la Résistance ne fait pas exception et elle est remarquable, en France comme en Europe. On ne dira jamais assez que, loin des clichés, les Juifs se sont engagés en nombre contre le IIIe Reich et les régimes collaborationnistes, alors que non seulement leur liberté mais aussi leur vie étaient menacées. C’est le cas partout y compris dans les ghettos et les centres de mise à mort. Certains rejoignent des mouvements, des réseaux ou des unités sans que leur identité juive ne soit particulièrement mise en avant ; d’autres la revendiquent et s’enrôlent dans des organisations spécifiques. Leur action s’articule principalement autour du sauvetage, de la résistance spirituelle et de l’action armée.

En France, pour ne prendre que quelques exemples concernant ce dernier domaine, l’Armée juive est créée à Toulouse en 1942 et donne naissance à des corps francs et à des maquis qui sont ensuite intégrés aux Forces françaises de l’Intérieur. La compagnie Marc Haguenau est formée fin 1943 dans le Tarn par de jeunes Éclaireurs Israélites de France sous le commandement de Robert Gamzon. Son nom lui est donné après la mort de Marc Haguenau, l’une des figures des EIF arrêtée par la Gestapo en février 1944. L’une de ses actions les plus emblématiques est l’attaque d’un train allemand entre Mazamet et Labruguière le 19 août 1944 puis la libération de la ville de Castres deux jours plus tard.

À travers vos travaux historiques et vos fonctions au Mémorial de la Shoah, vous insistez sur la nécessité de transmettre les archives des déportés. Quelle est leur importance ?

OL : C’est vrai que nous avons eu cette discussion il y a plusieurs années et je suis heureux de voir l’aboutissement de votre démarche. Les nazis voulaient éradiquer les Juifs de la surface de la Terre, jusqu’à effacer les traces de leur présence et de leur contribution à l’histoire de l’Humanité. Ils ont entouré le processus d’extermination du secret d’État et ils ont détruit des quantités d’archives pour tenter d’empêcher que la postérité ne dévoile la mécanique criminelle à l’œuvre. Les négationnistes aujourd’hui encore nient le génocide, quand d’autres le banalisent ou bafouent la mémoire des victimes. Face à l’oubli, aux mensonges et aux falsificateurs, la préservation et l’étude des archives de la Shoah est un impératif à la fois scientifique, moral et politique qui permet d’écrire l’histoire et aussi de conserver la mémoire des victimes pour les générations futures.

C’est au cœur des missions du Centre de documentation juive contemporaine depuis sa création en 1943 dans la clandestinité, une institution dont le Mémorial de la Shoah est l’héritier. Chaque semaine, de nouvelles familles viennent déposer des documents, des archives, des photos et il y a urgence car il s’agit à la fois de préservation face à la dégradation et à la destruction, et aussi de poursuivre le travail de connaissance. Il s’agit aussi d’identifier les personnes sur les photographies pour restituer un visage à chacun. Si beaucoup a été fait depuis 80 ans, beaucoup reste à faire encore. Un seul exemple : nos collections conservent seulement à ce jour le portrait de plus d’un tiers des déportés juifs de France.

N.B. : Cinq des quatorze questions du cahier scientifique ont été incluses à cet article. Ce cahier est complété d’archives, de photographies et d’un guide de recherche.

Bibliographie d’Olivier Lalieu :
La zone grise ? La Résistance française à Buchenwald, Paris, Tallandier, 2005 (rééd. 2012, 2019)
Nouvelle histoire de la Shoah, Paris, Passés Composés, 2021
La Shoah, au cœur de l’anéantissement, Paris, Tallandier, 2021

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