Il y a des lieux qui agitent une magie, une mystique. Et réveillent des temps héroïques. Le couvent de Massip, à Capdenac-Gare, est de ceux-là. Entre 1942 et 1944, 83 Juifs, dont 71 enfants, y ont été cachés et secourus par les religieuses chargées de sa gestion. Parmi ces 83 personnes, les deux filles d’Isidore et Simone : Monique et ma grand-mère Marylène. Jeudi 2 mars, j’ai marché dans leurs pas.
Denise et Marguerite, Justes
Je reconnais la cour du couvent dès que j’y entre, accompagné de l’adjointe de Capdenac-Gare chargée de la Mémoire et du Patrimoine, Julie Fau. Je reconnais les lieux parce que j’ai une photo de ma grand-mère prise dans les années 1990, où elle est entourée des deux sœurs qui lui ont sauvé la vie : Denise Bergon et Marguerite Roques. L’humanité photographiée.

Toutes les deux reconnues Justes parmi les Nations, elles ont agi avec la bénédiction de l’archevêque de Toulouse Jules Saliège, auteur courageux de la Lettre sur la personne humaine dont j’ai parlé en vidéo, archive à l’appui. « Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes », affirmait l’archevêque au moment où la police de Vichy raflait des milliers de Juifs pour les livrer aux Allemands et à la mort. Mgr Saliège a reçu Denise Bergon dans son bureau, en 1942, lui disant : « Vous aurez à mentir, mentez donc toutes les fois que cela sera nécessaire, je vous donne par avance toutes mes absolutions. »
Ces deux femmes ont tout risqué pour sauver les enfants dont elles se sont occupés. Leur vie, bien sûr, dans une région ferroviaire où la « Résistance Fer » était particulièrement active et traquée par les troupes d’occupation. La santé financière de leur établissement, aussi, compromis : pour accepter des Juifs présentés comme des « réfugiés d’Alsace-Moselle », la mère supérieure Denise Bergon a dû refuser des enfants du pays. Le début des vrais ennuis financiers, aggravés par la baisse des vocations religieuses, qui mèneront à la fin du couvent.
Les enfants juifs de Massip choyés par les religieuses
L’ensemble est aujourd’hui, dans la quasi-totalité des bâtiments, dévolu à un ITEP, Institut thérapeutique éducatif et pédagogique, à destination d’adolescents et jeunes adultes fragiles, sujets à des troubles ou en rupture. Une continuité symbolique avec l’œuvre des religieuses qui émeut et réjouit le descendant de survivante que je suis. Une vocation, constate-t-on avec Julie Fau en nous questionnant sur l’origine du nom Massip : « Il vient du latin mancipium (esclave) et a désigné un serviteur, un apprenti. Il a eu aussi le sens plus général de jeune homme, ou même enfant. Il était souvent porté par des Juifs au Moyen Âge », nous renseigne Geneanet.

Le seul bâtiment non occupé aujourd’hui est celui qui abritait les dortoirs il y a 80 ans. C’est là qu’entre le printemps 1943 et l’été 1944, ma grand-mère et sa sœur Monique ont habité, privées de leurs parents mais « choyées par les sœurs », raconte ma grand-mère : « Nous allions à l’école, Monique a appris à lire et à jouer du piano. Moi, si petite, j’ai eu droit souvent à un verre de lait le soir, chose rare. » Elle avait quatre ans, sa sœur sept. Les meubles ont disparu, vendus aux enchères à la fermeture du couvent. Les broderies d’enfants sont restées.


Du cèdre à la trappe, les vies souterraines du couvent
Dans le jardin, deux éléments majeurs rappellent l’histoire du refuge que fût Massip. La stèle et son cèdre d’abord, plantés à l’endroit où Denise Bergon avait enterré les documents des enfants pour les cacher en cas de rafle, une précaution qui a sauvé les enfants et les religieuses. « Les documents étaient placés dans des boîtes métalliques de masques à gaz », m’explique Julie Fau qui se démène avec l’équipe municipale du maire Stéphane Bérard pour assurer l’héritage de cette mémoire. Des projets ambitieux sont en cours ou en discussion à ce sujet.

L’autre monument de ce jardin est la statue de la Vierge. Autrefois blanche, aujourd’hui blanche et bleue. Son érection a été décidée par Denise Bergon, un soir de juin 1944. En représailles d’actes de sabotage commis par des maquisards FTP sur du matériel ferroviaire, des résistants ont été fusillés. Au couvent, une religieuse guette l’éventuelle arrivée de soldats allemands. La dangereuse anecdote est racontée dans le livre Nos enfants de la guerre du journaliste Jean-Pierre Denis, lui aussi descendant de survivante : « C’est cette nuit-là que nous avons fait le vœu d’élever un monument à la Vierge, si nous en réchappions, dit Madame Bergon. Nous étions toutes les quatre ensemble à la chapelle, à genoux devant la grille de clôture, Madame Roques, Madame Balby, Madame Labrunie et moi. Nous avons ajouté cette réserve à notre vœu : une statue que nous dresserions après la guerre, quand nous aurions la possibilité matérielle de le faire, parce que nous n’avions pas d’argent, je le savais bien. Avec une foi incroyable, nous avons dit : Seigneur, vous êtes assez puissant, Sainte-Vierge aussi, sauvez-nous. Parce que nous y croyions. On a dit aux enfants : Voilà ce qui arrive, n’ayez pas peur, gardez votre calme, nous allons essayer de jouer encore un tour aux Allemands. Cette nuit-là, tous les élèves restèrent habillés, chaque grande coucha à côté d’une petite. Le soir, nous leur avions dit : S’il arrive quelque chose, vous filerez dans les bois, une grande avec une petite. C’était utopique, les soldats nous auraient poursuivis dans les bois, je pense. Alors, nous avons veillé toute cette nuit-là en nous demandant tout le temps si nous entendions des mitraillettes. Et voilà. Il ne nous est rien arrivé. » Une statue inaugurée le 18 juin 1954.

Il n’est rien arrivé non plus aux adultes et adolescents qui ont dormi, parfois plusieurs nuits d’affilée, dans le réduit de terre situé sous la chapelle. Une trappe de trois planches en masque l’accès. Elle est toujours là, le réduit aussi. On se contorsionne pour y descendre, on n’y tient pas debout, la lumière n’y existe plus et les chuchotements traversent les lattes du vieux parquet solide. On peine à imaginer la promiscuité vécue par celles qui s’y sont réfugiées en craignant une rafle. Elles ont été jusqu’à sept dans cet espace minuscule. « Cette trappe, c’est mon cauchemar », a témoigné Annie Beck auprès de Jean-Pierre Denis. Annie Beck a aussi livré un récit poignant de son histoire, en avril 2022, lors d’un événement à Capdenac-Gare.

Cette histoire, ce couvent, ces femmes d’honneur que furent Denise Bergon et Marguerite Roques seront au cœur du troisième chapitre du livre. Isidore et Simone étaient au maquis de Vabre quand leurs filles étaient en sécurité. Isidore a écrit, en 1947, son témoignage sur l’action de Denise Bergon : « J’atteste avoir appris que Madame Bergon, avec un mépris du danger digne des plus belles traditions françaises, a rempli au milieu de difficultés sans nombre, un grand nombre de missions de sauvetage de personnes alors dites non aryennes, qu’elle a réussi à soustraire aux recherches de la police et de l’ennemi. À cette tâche magnifique, elle a usé prématurément ses forces jusqu’à compromettre sérieusement une santé déjà éprouvée. Je suis heureux de délivrer la présente attestation qui n’est qu’un faible témoignage de notre admiration et notre profonde reconnaissance. » Denise Bergon et Marguerite Roques ont offert à ma grand-mère la possibilité d’avoir « une belle vie » d’amour et de courage. Ces deux Justes m’ont permis d’être là, pour raconter cette histoire et la faire vivre.