Conserver et transmettre les photos des déportés de la Shoah, pour montrer que derrière les chiffres ce sont des humanités qui ont été broyées par l’industrie de la mort nazie. C’est le point de départ la quête racontée sur ce site. La première étape avait été, en mars 2022, l’ajout des photos de Victor, Rachel et Léon Adato, parents et petit-frère d’Isidore, aux archives du Mémorial de la Shoah. Un an plus tard, grâce à de nouvelles photos retrouvées dans les archives familiales, Joseph et Florence Horviller ont un visage en mémoire.
Deux visages, un couple juif entre Allemagne et France
Quand la guerre éclate, Joseph et Florence Horviller, née Levy, ont 59 et 49 ans. Ils sont mariés depuis 1910. Un mariage arrangé, selon ce qu’en dit la mémoire familiale, entre deux familles ashkénazes de Moselle. Une famille française ? Pas avant 1921 : nés après 1871 dans un territoire balloté entre la France et l’Allemagne par les incendies de l’histoire, Joseph et Florence sont Allemands jusqu’à ce que l’Alsace-Moselle retourne à la France à l’issue de la Première Guerre mondiale. Dans les archives familiales sont conservées deux contrats de mariage : l’original en allemand et sa traduction française validée par l’administration. Le plus vieux document les concernant est une reconnaissance de dette auprès d’une banque allemande, datée de 1908 et décorée d’une écriture gothique traditionnelle outre-Rhin.

Les informations sur leur quotidien sont parcellaires. Ils ont habité Hagondange, puis Puttelange, au nord de Metz. Joseph occupait la même profession que son père Sylvain : marchand de bestiaux. Un métier fréquent pour les Juifs d’Alsace, qui permettait d’accéder aux fonctions agricoles sans avoir à posséder de terres, ce qui était interdit aux Juifs. Les marchands de bestiaux font figure de « symboles du judaïsme rural ». Florence n’avait pas de profession connue. Ils ont eu deux enfants : Simone née le 23 février 1912, et Roger né le 15 janvier 1915. Adolescente, Simone est cheftaine aux Éclaireurs israélites de France. Elle y rencontre son futur époux : Isidore. Selon la petite-fille de Joseph et Florence, ma grand-mère Marylène, la pratique religieuse était observée.

Le petit monde de la famille Horviller est bouleversé, comme tant d’autres familles de l’Est, par la déclaration de guerre en septembre 1939. Enceinte, Simone prend la route de l’exode pour Toulouse. Ses parents refusent d’abord de partir, avant de se diriger vers Melun. Là-bas, Joseph et Florence sont tous les deux employés par un bureau militaire jusqu’à la démobilisation générale. Leurs fonctions précises ne sont pas connues, mais ils touchent un salaire. Ils ne vont plus quitter la préfecture de Seine-et-Marne avant le 26 mai 1943.
Un fichier antisémite, des gendarmes, des lettres et un convoi
Le matin du 26 mai 1943, Joseph et Florence subissent le sort de milliers d’autres Français juifs. La gendarmerie nationale toque à leur porte du boulevard Victor-Hugo, en plein centre-ville de Melun. Les autorités n’ont pas eu de mal à découvrir leur adresse : elle était inscrite au fichier « Brinon », du nom du représentant du gouvernement de Vichy auprès du haut commandement allemand. Dès juillet 1940, Fernand de Brinon a été « l’ambassadeur de France à Paris » auprès des autorités nazies, à la demande de Pierre Laval. Collaborateur zélé, Fernand de Brinon a suivi Philippe Pétain jusqu’à l’exil de Sigmaringen. Il a tenté de fuir en vain, avant d’être arrêté, jugé et fusillé.
Joseph et Florence étaient recensés dans ce fichier en tant que Juifs. « Israélites », indiquait l’administration. De la gendarmerie de Melun, ils ont été envoyés le jour même au camp d’internement de Drancy, plaque tournante de la déportation des Juifs de France vers l’extermination. Le jour de leur arrestation, Florence écrit à sa fille et à son gendre : « Je te prie ma chère enfant de ne pas avoir de chagrin car nous avons beaucoup de courage. Je suis très calme et j’encourage une dame qui est très gentille et qui part avec nous, elle est des environs. Ma foi me soutient, c’est pourquoi je ne suis pas à plaindre. C’est la volonté de Dieu. Nous sommes sur terre pour souffrir, pour mériter le ciel. »
Florence ne désespère pas. Elle rassure ses enfants : « Le moral est bon parmi les internés. » Elle pense partir « travailler dans une usine ».

Joseph et Florence sont restés plusieurs mois à Drancy, d’où la famille d’Isidore avait déjà été déportée en 1942. Une lettre de Florence, envoyée le 26 juin 1943, témoigne de la réception de colis envoyés par Simone et Isidore. Le pire s’y devine : « Ce n’est pas sans une grande émotion que nous avons assisté ces jours-ci à un départ. Gaston d’Ernest y était également. Pour cette fois nous l’avons échappé mais ne savons pas pour combien de temps… Hier nous avons fait la queue pour la soupe avec l’avocat Etlin, son frère et sa femme. Nous voyons tous les jours de nouveaux locataires… Votre toute dévouée Florence. » Elle partira avec le convoi 58, avec Joseph, le 31 juillet 1943.
Ce convoi emportait un millier de personnes.
727 d’entre elles ont été gazées dès l’arrivée à Auschwitz, dont Florence et Joseph Horviller.
Seules 28 personnes ont survécu.
Grâce à ma grand-mère Marylène et aux archives gardées par ma famille, leur mémoire peut être sauvegardée. Et leur histoire racontée.

Des visages contre la volonté d’annihilation des nazis
La politique de destruction des Juifs d’Europe, menée par l’Allemagne nazie avec de trop nombreuses complicités dans les nations occupées, avait pour objectif la disparition totale de ces populations, de leurs cultures et de leurs vies. Chaque témoignage et chaque photographie sont un bouclier pouvant montrer que leur volonté d’annihilation a échoué, et la déshumanisation avec elle. C’est ce que m’a expliqué l’historien Olivier Lalieu, du Mémorial de la Shoah, lors d’un reportage que j’ai effectué à Auschwitz en janvier 2018. À ce moment, le Mémorial avait « entre un quart et un tiers des visages de déportés » parmi 45 millions de documents d’archives. Le nombre de visages retrouvés peut évoluer, à mesure que la troisième génération – celle qui a échappé à la culpabilité de survivre ayant frappé les enfants de déportés -, se mobilise pour faire vivre en eux et auprès des autres la mémoire des victimes de la haine.
Si vous souhaitez vous renseigner sur un membre de votre famille ou sur une personne déportée, rendez-vous sur le site du Mémorial de la Shoah. Si vous souhaitez transmettre des documents, vous pouvez contacter le service des archives du Mémorial. Pour commémorer les 80 ans de chaque convois de déportés, une cérémonie de lecture de noms y a lieu à midi le jour anniversaire. Le soir, aux alentours de 23 heures, les noms et les photographies des déportés du convoi sont projetés sur la façade du Mémorial.
Pour Joseph et Florence, ce sera le 26 mai 2023.