D’Isidore au maquis à Isidore et Simone, Juifs en Résistance : à la recherche de Simone

Le roman graphique Isidore et Simone, Juifs en Résistance est sorti le 6 octobre 2023, il y a un an. Pour le premier anniversaire de cette enquête familiale menée par Simon Louvet et Remedium, nous dévoilons un pan de sa construction.

Dès la genèse du projet en janvier 2021 et pendant plusieurs mois, il n’y a pas eu de doute : le sujet principal du livre, c’est Isidore au maquis. C’est le titre souhaité dès le départ, avec tout de même une hésitation pour « Isidore, juif au maquis ». Vous l’aurez remarqué, ce n’est pas le titre final.

Pourquoi Simone n’était-elle pas là dès le départ, comment a-t-elle pris la place qui lui revenait ?

L’idée initiale du projet était de retracer le fil de la vie de cet arrière-grand-père dont on découvre l’engagement résistant ignoré après avoir toujours connu l’histoire des déportés qui l’entouraient. Une histoire de combat, une histoire d’initiative personnelle au milieu du piège tendu aux juifs de France. L’histoire d’Isidore était un moyen d’illustrer la Résistance juive, méconnue. Une Résistance juive qui passe par les armes, comme toute Résistance. Armes et combats nous aimantent.

Simone, enjeu de suspense

Je – Simon Louvet – travaille à la collecte d’archives institutionnelles et familiales. Je récolte des éléments, je comble des trous, j’écris des premiers jets. Remedium intègre le projet. Il reçoit mes écrits par chapitres, nous les scénarisons, il dessine et met en page. L’avancée se fait tout à fait naturellement depuis l’origine ottomane de la famille d’Isidore aux rues parisiennes où elle a vécu, sans oublier la rencontre avec Simone dans un camp d’été d’éclaireurs israélites. Simone est là, en personnage secondaire. Pourtant, au fil de la construction du livre, une évidence s’impose : Simone est certes là, mais elle est surtout celle qui détermine nombre d’actions et de bouleversements dans la vie familiale. Simone est le suspense final de cinq des sept chapitres.

Comment ne pas l’avoir vu plus tôt ? Il y a là plusieurs explications. La première tient au genre : dans un projet où l’auteur, le dessinateur et l’éditeur sont des hommes, le juste positionnement d’une femme dont le rôle n’est pas de tenir une arme a mis du temps à émerger. Cette perception genrée est longtemps resté un impensé de l’histoire de la Résistance, où les seules femmes honorées ont été celles ayant combattu arme à la main ou celles ayant péri fusillées et déportées. Les martyres.

Dès la phase de recherche, Simone a été intégrée selon le parcours d’Isidore. En continuité de la première explication, ce deuxième réflexe a conduit à minimiser la place de l’histoire individuelle de Simone. Elle a d’abord été un personnage secondaire parce que pensée en « femme de » et « mère de », soit une application involontaire mais réelle des attendus patriarcaux envers les femmes.

Le déclic sur l’importance de Simone intervient concrètement au bout de deux ans de travail et aboutit au changement de titre. À ce moment, les trois premiers chapitres sont écrits et dessinés, bouclés. Nous tentons de rectifier le tir, mais un troisième obstacle déjà ressenti se confirme : il n’y a aucune trace de Simone dans les archives consultées pour la période 1942-1944. De nouvelles recherches, lancées trop tard pour être exhaustives, ne donnent pas les effets escomptés. Le travail se poursuit, les chapitres sont bouclés, Simone y devient plus centrale.

Simone, personnage principal

Simone Adato est née Horviller en 1912. Son lieu de naissance est à lui seul un morceau d’histoire : Puttelange, en Moselle. Puttelange-aux-Lacs aujourd’hui, Puttlingen quand Simone est née. Les tourments de l’histoire ont fait de Simone un bébé allemand né de parents allemands. Alors que la famille d’Isidore a changé de nationalité parce qu’elle a migré, celle de Simone est devenue française en 1919 parce que le dessin tracé sur une carte au gré des guerres a été déplacé.

Simone est née dans une famille juive pratiquante. On sait grâce à la généalogie (et notamment l’aide de Laurent Turpin) que la famille Horviller-Levy habite la Moselle au moins depuis la Révolution française. Elle y est implantée avec une activité symbolique des juifs alsaciens : les hommes sont marchands de bestiaux de pères en fils. Cette situation est un héritage direct des législations antisémites prises contre les juifs au Moyen-Âge, interdits de posséder des terres, d’employer des ouvriers chrétiens et d’intégrer des corporations d’artisans ou de commerçants.

La famille Horviller est instruite. Son intégration à la communauté juive locale conduit logiquement Simone à être inscrite dans les activités proposées par les associations et œuvres communautaires comme les Éclaireurs israélites de France. On ignore si son frère Roger, né en 1915, a également fait partie des ÉIF. L’engagement scout de Simone, devenue cheftaine, est fondamental : c’est là qu’elle rencontre Isidore avec qui elle va se marier et avoir trois enfants entre 1936 et 1947. Mais ce serait une erreur de réduire Simone à son seul rôle maternel : sténo-dactylo, elle travaille, est amatrice de piano, passionnée d’art, férue de chapellerie et douée en sports nautiques.

Simone en kayak sur la Moselle après la guerre (photo 1), Simone et Isidore sur le boulevard de Strasbourg à Toulouse entre 1940 et 1943 (photo 2), Simone à Puttelange ou Metz avant la guerre (photo 3). © Collection privée Louvet-Adato

Surtout, réduire son engagement scout à ce que cela apporté à sa vie familiale conduirait à lui retirer toute agentivité dans les années de guerre. L’agentivité, de l’anglais agency, est un concept de sciences sociales qui souligne la capacité de chaque individu à agir sur sa propre vie et son propre environnement. Cette agentivité a longtemps été niée aux minorités persécutées, on le constate à travers l’idée erronée de juifs allant à l’extermination « comme des moutons ». Des travaux comme ceux de l’historienne Renée Poznanski (Les Juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale, rééd. 2018) nous le montrent avec une précision impressionnante. Ce déni d’autodétermination est aussi prégnant à travers l’histoire des femmes réduite aux fonctions de care, fonctions d’assistance. Simone n’est pas que la mère de famille qui fuit la Moselle enceinte pour Toulouse. Simone n’a pas juste couvé sa famille, elle a aussi tenu un rôle actif certain.

Sur les traces perdues de Simone

Une fois la conscience des biais de genre et les grandes traces biographiques établies, nous voilà revenus au troisième frein qui persiste toujours, celui des sources. Voyons ce que nous dit l’histoire familiale, histoire orale : arrivée à Toulouse avec ses deux filles – Monique âgée de trois ans et Marylène née sur la route de l’exode – Simone s’est mise en relation avec ses anciens camarades des ÉIF et s’est mise au service d’œuvres sociales de secours aux réfugiés de l’exode qui dépeuple le nord occupé pour le sud alors prétendument « libre ». Quelles associations ? Nous l’ignorons.

L’histoire orale nous dit aussi que Simone, rejointe par son mari démobilisé à l’été 1940, a repris son emploi de sténo-dactylographe tandis qu’Isidore retravaillait aux impôts puis comme comptable. Cette histoire orale nous amène à une péripétie du troisième chapitre du livre, en 1943, que nous n’allons pas divulgâcher ici. Cette histoire orale se poursuit au maquis, puisqu’elle nous dit que Simone a été une agente de liaison du maquis d’Isidore, composé aux deux tiers de scouts juifs issus des ÉIF. Les filles étaient cachées dans un couvent à ce moment.

Ce que nous dit l’histoire orale, les sources ne le confirment pas. L’adresse toulousaine est certaine de janvier 1940 à août 1944, mais pas l’occupation de l’appartement. Le travail d’Isidore est assuré par les archives qu’il a conservées, mais pas celui de Simone. La péripétie de 1943 et le rôle d’agente de liaison ne sont évoqués nulle part dans les archives consultées, alors que l’existence d’une équipe exclusivement féminine d’agente est attestée au maquis juif de Vabre. Pourquoi Simone est-elle si inexistante dans les papiers ? Ce n’est pas lié au biais initial dans l’axe de recherche, puisque j’ai mené pendant deux ans une recherche spécifique sur les femmes dans la Résistance dans la montagne du Tarn, secteur d’Isidore, dans le cadre d’un mémoire de master en Sorbonne. L’explication est encore une fois liée au genre. D’abord par la valeur des signatures et actes du père, alors légalement chef de famille, dans tous les documents administratifs, y compris dans celui qui officialise l’envoi des filles à un couvent sous l’autorité de l’archevêque de Toulouse en 1943. Aussi par l’enregistrement militaire limité aux forces combattantes, les hommes, qui met de côté les fonctions de support dévolues aux femmes. Il y a une troisième explication liée au même problème, dont le fonctionnement est résumé par l’historienne Michelle Perrot :

« Ce déficit ordinaire des sources est accru par les effets de l’autodestruction de leurs traces par les femmes elles-mêmes, geste fréquent, traduisant leur sentiment d’insignifiance, de dévalorisation de leurs existence – “les faits de ma vie sont moins que rien”, diraient-elles volontiers – et de leurs actes. Ainsi va dans la Résistance, dont le versant viril, politique et militaire, s’est appuyé sur l’aide des femmes, messagères, secrétaires, hôtesses discrètes, oubliées et oublieuses d’elles-mêmes. Il faut parfois des années pour que, sollicitées, elles osent publier de précieux témoignages. » (« Faire l’histoire des femmes : bilan d’une expérience », 2001)

Simone n’a pas laissé grand chose, mais elle n’a pas tout détruit. Un carnet qu’elle a rédigé en septembre 1944 nous dit énormément de son activité au sein des organisations juives, il est à découvrir dans le sixième chapitre du livre dont il est la colonne vertébrale. Simone est morte jeune, trop jeune pour avoir le temps de l’introspection que nous nous offrons au moment de la retraite. Ce moment précieux où, plus proches de la fin que du début, nous regardons le rétroviseur et nous souvenons des grands moments qui ont scandé nos vies. Simone n’a pas eu ce luxe.

Simone n’a pas eu le temps de combler ces trous qui nourrissent notre questionnement ici. Isidore a eu le temps, mais ne l’a pas occupé à cette activité intime pour laquelle il faut avoir la volonté d’affronter en solitaire des traumatismes qui ont, dans cette histoire, fait disparaître dix vies. Trois générations après eux, le fruit de ma recherche sur les femmes en Résistance deviendra un livre en 2025. Simone y aura sa place, avec l’espoir de trouver davantage d’informations d’ici la parution. Et puis dans les années qui suivront, Isidore et Simone reviendront. Avec une histoire totale.

Extrait du sixième chapitre du livre, page 132. © Remedium

Laisser un commentaire